Venons-en maintenant à la fonction culturelle de l'insulte dans la société ivoirienne. Quelle que soit la langue dans laquelle elle est formulée, en Côted'Ivoire comme dans toutes les sociétés africaines, l'insulte est chose particu lièrement grave lorsqu'elle est dite dans le cadre d'une vraie querelle, avec l'intention de blesser. Dans ces sociétés, on est en effet particulièrement sour cilleux sur son honneur32. Le voir entacher est une des choses les plus graves qui soient et, sans rituel de réparation, l'insulte, dans la tradition, pouvait aisément conduire à la mort d'un des deux protagonistes : celle de l'insulteur, façon de laver dans le sang l'honneur de l'insulté, ou celle de l'insulté luimême, décidant de ne pas survivre à la honte de l'insulte. Plusieurs textes historiques épiques témoignent ainsi de l'importance de l'insulte, occasion de guerres ou de déchéance.
br> Mais, précisément parce qu'elle est très grave, la pratique de l'insulte a également donné lieu à des formes rituelles qui acquièrent alors une fonction cathartique. Dans la tradition, cette pratique particulière de l'énoncé injurieux s'observe dans le cadre de ce que beaucoup d'ethnologues ont appelé « la parenté à plaisanterie » ou « l'alliance cathartique »33. Cela signifie que dans le cas de certains rapports de parenté ou d'alliance matrimoniale, dont la nature peut varier en fonction des sociétés, par exemple de grands-parents à petitsenfants, de gendre à belle-mère, il devient possible de s'échanger les insultes conventionnelles les plus graves sans que cela prête le moins du monde à conséquence. Non seulement la chose est possible, mais elle est même attendue et on pourrait même dire presque obligatoire.
Ce qui existe à l'échelle de la parenté et de l'alliance matrimoniale se rencontre aussi pour d'autres formes d'alliance : entre ethnies voisines, entre groupes sociaux d'une même ethnie (entre différents lignages par exemple, définis chacun par un patronyme). Si on a parlé à ce propos d'alliance cathartique, c'est qu'il a paru évident que ce type de rituel, qui se déroule surtout au moment des rencontres et de l'échange des salutations, a pour fonction de libérer, par le jeu, des tensions qui seraient susceptibles d'exister entre ces individus ou ces groupes. Puisqu'il est admis par convention qu'entre ces partenaires ainsi socialement définis, il est possible et même recommandé de s'insulter « pour rire », d'une certaine façon, l'insulte n'est plus possible. Elle devient même, par convention, un signe de reconnaissance de la relation sociale qui unit les interlocuteurs concernés.
Un tel système fonctionne tout à fait bien dans une société où les structures traditionnelles sont bien conservées et les repères socioculturels parfaitement clairs. Il est beaucoup plus difficile à appliquer dans des communautés urbaines (qui sont précisément celles où se parle le français populaire de Côted'lvoire), dans la mesure où beaucoup de ces repères ont disparu ou en tout cas ne sont plus aussi visibles. Le besoin s'est sans doute alors fait sentir, pour canaliser la force de la pression sociale engendrée par l'insulte, de remplacer « l'alliance cathartique » traditionnelle par d'autres formes ritualisées, au caractère ludique affirmé. C'est probablement ainsi qu'est né le « gate-gate », pratique typiquement urbaine au sein des jeunes, qui ne suppose plus une relation sociale prédéterminée, mais est fondée sur le consentement des parte naires de la communication qui affirment ainsi qu'ils « jouent » à s'insulter (la règle imposée de la gratuité de l'insulte étant à cet égard significative).
En pratiquant le « gate-gate », les partenaires affirment d'abord qu'ils partagent un code culturel à travers ce genre particulier de la communicat io: cnelui d e structures énonciatives, de thèmes, de processus de figuration de l'insulte et éventuellement d'un répertoire prédéterminé. De facteur de discorde qu'elle est au départ, l'insulte devient donc, dans ce cadre rituel, un facteur de solidarité culturelle. On se reconnaît entre Ivoiriens des villes par son aptitude à manier le « gate-gate » et on manifeste sa complicité dans les modalités mêmes de la pratique du rite. Ce besoin de reconnaissance d'une solidarité culturelle devient sans doute d'autant plus fort qu'on se trouve dans une situation d'acculturation. C'est ce qui explique le succès du « gate-gate » sur Internet où écrivent un grand nombre d'internautes appar tenant à la diaspora ivoirienne dispersée aux quatre coins du monde. Coupés encore plus de leur communauté d'origine que ne le sont les habi tants des villes de Côte-d'lvoire, ces internautes entre lesquels l'insulte ne peut qu'être gratuite, puisqu'ils ne se connaissent pas en principe et ne sont pas présents physiquement, éprouvent d'autant plus la nécessité de partager ces signes de reconnaissance identitaire qui fondent entre eux un sentiment de solidarité.