Le détournement figuré local de mots ou d'expressions à base lexicale française ou mixte
Dans le code des insultes en nouchi, on rencontre de nombreux mots fran çais qui ne sont interprétables, dans leur valeur figurée, que si on possède les codes culturels afférents. Ainsi en va-t-il de corbeau ou perdrix, termes qui dési gnent de façon péjorative une ou un élève du second degré. Les filles sont appelées corbeaux en vertu de la couleur foncée de leur uniforme (bleu marine) et les garçons perdrix pour des raisons analogues, puisque leur uniforme kaki est censé rappeler le plumage de la perdrix. Certes, la condition d'élève n'est pas en soi perçue péjorativement, mais elle peut le devenir de la part de quelqu'un qui n'a pas été scolarisé et qui entend manifester son mépris pour ces privilégiés, un peu comme dans la tradition ouvrière fran çaise col blanc pouvait prendre une acception injurieuse lorsqu'elle était proférée par un « col bleu ». Il s'agit d'une insulte surtout échangée entre adolescents et majoritairement de la part d'étudiants qui, quant à eux, n'ont plus d'uniformes. C'est donc une façon de manifester ainsi leur condescen dancune p eu méprisante à l'égard de leurs condisciples moins avancés, en leur laissant entendre qu'ils ne sont encore que des enfants. On voit d'ailleurs surtout apparaître ces mots dans des énoncés tels que :
7) « tu n'es qu'un corbeau (ou une perdrix) ! »
Un autre nom, sous forme cette fois composée, qui s'emploie aussi très souvent comme insulte en nouchi est cube Maggi. Ce condiment industriel est en effet très apprécié des ménagères ivoiriennes et il se combine à toutes les sauces. Un cube Maggi, quand il s'applique à une personne, désigne donc quelqu'un qui se mêle de tout, y compris de ce qui ne le regarde pas. On voit qu'en l'occurrence la valeur figurée du terme risque d'échapper à qui ne connaît pas le contexte sociolinguistique.
Une autre insulte figurée courante, spécifiquement destinée à une femme, consiste à la traiter de mange-mil (variété locale d'oiseau), manière de suggérer qu'elle est excessivement dépensière et dilapide l'argent du ménage. C'est d'ailleurs souvent une insulte qui s'échange de mari à femme. Toujours à l'adresse exclusive de la femme, on relèvera également l'emploi figuré de démocrate. Comme apostrophe injurieuse, le mot est à peu près synonyme de « putain ». Une démocrate est en effet une fille qui couche avec n'importe qui. On appréciera cette conception originale de la démocratie.
Certains participes passés substantivés prennent aussi des valeurs figurées locales : ainsi un moisi est à peu près l'équivalent du « has been » anglo-saxon, c'est quelqu'un qui est fini, qui a fait son temps, qui est ruiné. L'équivalent à l'adresse des femmes serait plus ou moins périmée, dont nous n'avons pas rencontré d'emploi à usage masculin, insulte qui désigne la femme usée par les plaisirs (ou les multiples avortements) et vieillie prématurément au point de ne plus pouvoir être utilisée à des fins sexuelles ou a fortiori pour la procréation17. Ce participe peut à l'occasion être utilisé seul, comme substantif en apostrophe, mais on le rencontrera le plus souvent dans le syntagme : go périmée !, le terme go étant un mot nouchi pour désigner une personne du sexe féminin, un peu comme le nana de notre français populaire.
Avec ce dernier exemple, nous sommes passés du mot au syntagme et, de fait, c'est souvent dans l'association de deux ou plusieurs termes, voire dans un énoncé carrément prédicatif, que le nouchi montre sa grande créativité en matière d'insultes. Y apparaissent en effet en permanence des expressions imagées qui, de création individuelle, deviennent souvent de véritables tour nures idiomatiques qu'on trouvera fréquemment répétées, le temps d'une mode. Toujours à l'encontre des femmes, on constate ainsi la récurrence d'expressions comme pineu secours (« pneu de secours ») ou deuxième bureau 18, qui ont toutes deux à peu près la même valeur d'emploi. Lancées en apostrophe à une femme, elles ont pour fonction d'ironiser sur le statut peu valorisé qu'elle a dans sa vie amoureuse. Elle n'est bonne qu'à être une maîtresse d'occasion, un objet sexuel de remplacement quand l'homme avec qui elle a une liaison n'a rien d'autre sous la main. Si on veut l'accuser de moeurs légères, on pourra aussi lui dire qu'elle est une baiseuse en désordre, périphrase à peu près synonyme de démocrate, ou, à l'inverse, si l'insulte consiste à mettre en doute ses capacités de séduction (injure terrible pour une femme ivoirienne), qu'elle est une go sur le web, ce qui signifie que c'est une femme en panne d'amants (sous-entendu évidemment qu'elle est trop laide pour en avoir). Être sur le web est toujours employé dans cet unique sens de se trouver en rade pour ce qui est de la séduction amoureuse et peut en prin cipe s'appliquer aussi bien à un homme qu'à une femme. Cela dit, c'est très majoritairement à la femme, pour qui, dans le cliché de l'imaginaire collectif, la séduction est réputée plus importante que pour l'homme, que ce type d'énoncé est destiné.
Les modèles rhétoriques de l'insulte en nouchi
Comme tout parler, le nouchi a quelques modèles formulaires canoniques, typiques de l'énoncé insultant. Pour prétendre les dégager, il convient de travailler sur un corpus suffisamment vaste qui permette de constater les récurrences dominantes et d'adopter un point de vue statistique. L'ensemble du corpus que nous avons rassemblé se compose d'un peu plus de 600 énoncés insultants, ce qui, bien que nous soyons fort loin d'une exhaustivité (qui d'ailleurs n'existe pas puisqu'il y a création permanente), nous a semblé suffisant pour repérer des tendances significatives.
Dans ce corpus, on rencontre bien sûr des énoncés nominaux en apos trophe dans lesquels les noms ou les syntagmes peuvent figurer seuls ou en série. De même qu'en français, dans une bonne proportion de ces énoncés (environ la moitié), on aura volontiers recours à des embrayeurs d'insultes qui renforcent l'orientation fonctionnelle du nom ou du syntagme. Ces embrayeurs se présentent sous trois formes. La plus courante, à l'instar du français, est espèce de... ; vient ensuite chien de, également connu du français, mais tombé en désuétude dans l'usage contemporain où il a désormais une connotation archaïque et plutôt littéraire, tandis qu'en nouchi il est encore d'emploi courant à l'oral. Faut-il voir là l'influence de l'arabe, par la médiat ionde l'islam (une partie de la Côte-d'Ivoire est islamisée), langue où l'apo strophe chien ! reste un des grands clichés de l'insulte ? En troisième lieu, quantitativement parlant, on trouvera fils de ou enfant de, embrayeurs qui, par principe, appellent une mise en cause de l'ascendance. On suggérera par exemple que la mère est une putain («fils de baiseuse en désordre ! »), que la conception de la personne insultée n'a pas été voulue par le couple («fils de capote percée ! »), ou encore que son ascendance est animale (« enfant de cabri ! », « enfant de gaby » ! 19).
Mais ce qui est frappant, dans notre corpus ivoirien, c'est que ces apostro phenso minales sont sensiblement moins nombreuses que les énoncés qui formulent un prédicat à propos de la personne prise comme objet de l'insulte. Ce type d'énoncé représente en effet près de 70 % du corpus. Si ces prédicats peuvent évidemment prendre des formes variées, parmi eux se dégage cepen dantu n modèle formulaire qui domine de très loin, au point qu'il peut vérit ablement apparaître comme le modèle canonique de l'énoncé insultant en français populaire de Côte-d'Ivoire. Il se présente selon le principe de cons truction suivant : l'énoncé thématique d'un attribut de l'allocutaire insulté (qui fonctionne comme une métonymie de sa personne) suivi d'un prédicat sur cet attribut qui consiste à l'assimiler à une image dépréciative, l'équation entre le comparant et le comparé se faisant au moyen de l'expression on dirait. On a donc la formule suivante :
« ton/ta » ou « votre/vos20 » (suit l'attribut), « on dirait » (suit l'image dépréc iative).
De part et d'autre de on dirait, véritable pivot de la construction, on peut avoir un simple nom : « ta bouche, on dirait gaby21 » (se dit pour qualifier une bouche proéminente comme un groin) ; on peut aussi avoir un énoncé complexe :
8) « tu es vilain, on dirait Dieu l'a pas fait exprès ». Bien sûr, ce modèle peut parfois connaître quelques variantes. Au lieu du possessif suivi de l'attribut évoqué, on peut avoir un verbe conjugué à la deuxième personne se référant à une propriété du sujet qui trouvera sa quali fication avec l'évocation du comparant :
9) « tu sens, on dirait poisson pourri ». Dans d'autres cas, on dirait peut être remplacé par un autre embrayeur de comparaison :
10) « toi, ton oui (=cul) sec ressemble à diégué ivala (= poisson séché en dioula) »
11) « ta bouche sent comme caniveau » mais, finalement, ces variantes sont relativement rares par rapport à la formule dominante.