L'insulte n'étant pas toujours une catégorie lexicale a priori (dans le cas d'un nom unique proféré en apostrophe à l'encontre d'un allocutaire) et pas systématiquement non plus une catégorie rhétorique (dans le cas d'une séquence d'adresse plus complexe) identifiable comme telle en dehors d'un contexte de communication, nous allons définir ce que nous entendrons par insulte. Nous dirons tout d'abord que, pour qu'il y ait insulte selon notre point de vue, il faut qu'il y ait adresse directe à un allocutaire, c'est-à-dire que l'énoncé qualifié comme insulte doit se présenter soit sous forme d'apostrophe, soit avec les marques grammaticales de la deuxième personne (pronoms, formes conjuguées, impératifs) Voici quelques illustrations des différents cas de figure évoqués : « Cochon ! », « Tu n'es qu'un cochon », « Retourne dans ta soue (dans ta bauge, etc.) ! » (= « tu n'es qu'un cochon »). Nous ne retiendrons pas en revanche comme insultes les énoncés dépréciatifs formulés à l'égard de tiers autres que l'allocutaire (C'est un cochon).
En outre, pour devenir insulte, l'énoncé doit avoir pour fonction d'attribuer à l'allocutaire une nature (ou simplement une propriété) identifiable comme dévalorisante. Cette qualité péjorative attribuée à l'interlocuteur peut se formuler sous forme directe (Menteur ! Bon à rien !) ou sous une forme plus indirecte :
- soit par le biais d'une comparaison ou d'une métaphore qui assimile le destinataire de l'insulte (ou par métonymie un de ses attributs) à une personne ou à un élément, objets de mépris dans la communauté ;
- soit par le truchement d'un comportement prêté à celui qu'on insulte :
1) « Tu fais boutique ton cul » C'est-à-dire « tu es une putain ». ;
2) « Quand tu parles, on dirait poubelle du marché gouro » ;
3) « tu n'as pas fait CP1 »
ce qui revient dans les deux cas à l'identifier à un objet de mépris.
De toute façon, nous sommes d'accord avec D. Lagorgette pour considérer que le statut d'insulte d'un propos ne peut se concevoir en dehors de la validation comme telle par celui à qui ce propos est destiné. Ce dernier considère que « son nom est gâté », comme on dit en nouchi (c'est-à-dire que « sa réputation est compromise ») ; ce qui implique par conséquent que l'allocu- taire victime de l'insulte reconnaît au propos son caractère dépréciatif mais aussi très couramment que, d'une certaine façon, il en nie la pertinence. En effet, le plus souvent, la réaction à une insulte est de chercher à réhabiliter son honneur sali, suggérant ainsi que l'insulte est plutôt une calomnie qu'une simple médisance. Une telle appréciation n'a évidemment rien à voir avec l'objectivité du propos. Dans le cadre de joutes oratoires rituellement organisées, la validation prend une forme un peu différente. Elle consiste, pour les interlocuteurs, à reconnaître l'insulte comme telle soit parce qu'elle appartient à un répertoire, soit parce qu'elle est élaborée selon des canons conventionnels repérables. Cet aspect à lui seul mériterait une étude spécifique, ce qui ne sera pas notre propos dans la présente analyse.
Le Gate-gate
Le « gate-gate » est rituellement organisé, sous forme de joute ludique, entre deux adversaires ou deux équipes qui se trouvent en présence physique l'une de l'autre. En effet, une des premières règles du jeu est qu'il est interdit de motiver ses insultes, en particulier à partir de défauts physiques visibles de l'adversaire. Celles-ci doivent être puisées dans un répertoire connu ou faire l'objet de créations originales à partir de modèles canoniques, mais elles doivent de toute façon apparaître comme gratuites, puisqu'on est dans le cadre d'un jeu et hors situation*. Il n'est même plus besoin de rappeler cette règle lorsque le « gate-gate » se pratique sur Internet, puisque les joueurs, ne se connaissant ni physiquement ni moralement, ne peuvent que s'insulter de manière parfaitement arbitraire. Cette gratuité même est intéressante pour penser le fonctionnement culturel de l'insulte dans la communauté populaire urbaine de Côte d'Ivoire. En effet, dans la mesure où l'on est débarrassé du déterminisme de la contingence anecdotique du quotidien (qui produit de l'aléatoire) pour ne conserver que celui de la contingence culturelle patrimoniale, l'examen d'un corpus recueilli dans de telles conditions permet de mieux saisir la nature même du comportement insultant tel qu'il fonctionne dans l'imaginaire collectif de la communauté concernée.